Beyrouth entre métamorphose urbaine et reconstruction d’une identité
Visiter Beyrouth pour la première fois, c’est se poser mille questions et oublier ses a priori.
L’image d’un pays en guerre et en ruine, d’abord, semble bien loin : Beyrouth donne au voyageur l’étrange impression d’être dans l’œil du cyclone, îlot de relatives paix et prospérité dans le chaos actuel du Moyen-Orient. Passée la surprise devant les checkpoints, les blindés stationnés près des bâtiments officiels, les convois de l’ONU filant vers le Sud Liban et les immeubles marqués par les stigmates de trente ans de conflits, Beyrouth est une ville attachante, loin des clichés.
Car c’est d’abord une ville bien vivante, vibrante, habitée d’un dynamisme étonnant. Elle n’en finit pas de se reconstruire, inlassablement et avec opiniâtreté, une première fois après la guerre civile (1975-1990), puis après les conflits des années 2000. Pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on dire : chaque ville qui connaît les affres d’une reconstruction doit composer entre la reproduction de l’identique (au risque du pastiche), le modernisme effréné (et ses ruptures d’échelle urbaine) et la perte de vitesse de certains quartiers.
Le sauvetage de l’ancien et la reconstruction à l’identique, d’abord, dans le quartier construit sous l’ancien mandat français dans un mélange d’art déco et de style néo-ottoman, reconstruit dans les années 2000. Mais ce quartier (néo) historique qui regroupe lieux de pouvoir et commerces de luxe, n’est plus le véritable cœur de la ville. D’autres parties du centre, certes moins léchées, accueillent une intense activité commerciale, un street art qui n’a rien à envier aux grandes capitales mondiales et une vie nocturne qui s’apparente à celle de Brooklyn ou Berlin.
La densification telle qu’on l’entend en France paraît bien timide face à l’ampleur qu’elle prend ici : à la place d’un immeuble de faible hauteur, pousse une tour d’habitation de standing de plusieurs dizaines d’étages. Qu’elles sont loin, nos règles de prospect… Le modèle urbain développé à Beyrouth est une stricte application de l’urbanisme de marché, par opposition à la planification au sens européen. La SOLIDERE (Société Libanaise de Reconstruction), fondée en 1994, est chargée de piloter l’aménagement de Beyrouth et en particulier de son centre et du quartier portuaire. Véritable Etat dans l’Etat, bénéficiant du pouvoir d’expropriation, elle a dirigé une reconstruction appuyée sur l’investissement privé, les immeubles de grande hauteur et le développement du tertiaire pour refaire de Beyrouth un important centre économique pour cette région du monde.
Poussée à l’extrême, cette forme d’urbanisme va jusqu’à donner à Beyrouth des airs de petit Dubaï, entre tours ultramodernes et mall aseptisé en lieu et place du souk. Si la reconstruction à l’identique d’une partie circonscrite du centre est une réussite d’un point de vue historique, on peut regretter que le patrimoine plus « banal » des immeubles des XIXème et XXème siècles ne soit massivement détruit par ce processus de démolitions-reconstructions. Entre nos réglementations françaises parfois protectrices à l’extrême et la disparition complète d’un patrimoine, où trouver l’équilibre ?
Un point sur lequel les clichés ne mentent pas : la circulation. Le trafic est intense et les embouteillages permanents sur les grands axes. L’absence de transports publics dans une métropole de 2 millions d’habitants se fait sentir, malgré l’omniprésence des taxis et d’un système de taxis collectifs qui répond à une petite partie de la demande. Ce qui était vrai en matière de gestion des déchets, à l’origine des tensions urbaines de l’été 2015, l’est aussi en matière de mobilité : la paralysie gouvernementale et institutionnelle du pays ces dix dernières années aboutit à une impasse, et tout reste à faire en la matière. Le chaos automobile a au moins le mérite de démontrer par l’absurde, l’impérieuse nécessité d’une planification des transports dans une ville en cours d’extrême densification urbaine conjuguée à un étalement urbain non maîtrisé.
En effet, tout autour de Beyrouth, les collines sont gagnées par l’urbanisation, qui s’étend le long du littoral, de part et d’autre de l’autoroute qui longe la côte. L’absence de planification urbaine consacre également le développement de quartiers spontanés, développés autour d’un petit noyau urbain ancien ou de quartiers construits à la va-vite pendant la guerre pour accueillir les réfugiés.
Enfin, aux luttes d’influence des communautés qui tiraillent le développement urbain, s’ajoute désormais la classique dynamique de gentrification du centre de l’agglomération. Faut-il y voir le début d’une normalisation de Beyrouth dans un contexte mondialisé où elle a toutes les chances de retrouver son aura passée de ville internationale ?
François Péron